Une autre Princesse de Trébizonde encore plus oubliée
Au début des années 1850, Jacques Offenbach (1819-1880) devient directeur de la musique à la Comédie Française. Lueur d’espoir pour un musicien qui cherche désespérément à faire jouer ses œuvres sur les scènes parisiennes – en vain, à l’Opéra-Comique comme au Théâtre-Lyrique, les cabinets directoriaux restant sourds à ses sollicitations.
Le 4 septembre 1853, c’est justement au Théâtre-Lyrique qu’est créé un prologue en un acte sur un livret de Jules-Edouard Alboize de Pujol et Alfred de Leuven. La partition est un mélange de musique nouvelle provenant de différentes plumes (Morin, Gautier, Louis, Weckerlin) et de numéros célèbres empruntés à de grands noms comme Rameau, Boieldieu, ou Rossini. Le titre de ce prologue : La Princesse de Trébizonde. Simple prétexte à un charmant vaudeville, puisqu’il s’agit en fait du titre d’un opéra imaginaire (La Princesse de Trébizonde) destiné au Théâtre-Lyrique par un certain Monsieur Bonnefoy que sa gouvernante empêche par tous les moyens d’assister aux répétitions. Même si le sujet de l’opéra-bouffe éponyme de Nuitter, Tréfeu et Offenbach n’a strictement rien à voir avec ce prologue, il est possible qu’un de ces derniers ait assisté à une représentation du Théâtre-Lyrique et ait gardé dans un coin de sa mémoire le nom de la pièce.
Un parfait chef-d’œuvre du genre.
Il aura donc fallu maintes années de peine et de labeur pour qu’Offenbach atteigne la consécration. Mais quand il arriva enfin, le succès ne quittera plus le musicien. Ni de son vivant ni au-delà, malgré quelques années de purgatoire. Preuves : le Galop infernal d’Orphée aux Enfers ou la Barcarolle des Contes d’Hoffmann ont trouvé le chemin de notre mémoire collective, mélomane ou non – ils font partie de nous.
Cette faveur a pour contrepartie que le grand public ignore toujours la majeure partie d’un œuvre riche de plus de 650 opus. Plus triste encore : l’image fausse jusqu’à la caricature que la postérité retient du compositeur de La Vie parisienne. C’est certainement de l’ombre des opéras-bouffes mis en verbe par Meilhac et Halévy qu’a souffert La Princesse de Trébizonde qui, du point de vue théâtral et musical, mérite la même considération que La Belle Hélène ou La Grande-Duchesse de Gérolstein. En 1869, Offenbach est un des compositeurs français les plus joués au monde. Il aimait à dire qu’il avait pour passion la femme, le jeu et le cigare, oubliant à dessein sa passion prédominante (comme il est dit de Don Juan) : le travail.
Le jeu, c’est surtout dans la station thermale de Bad Ems qu’il l’assouvit. Et c’est justement Aimé-Isidore Briguiboul (1814-1890), le directeur du Casino, qui lui a commandé une opérette en deux actes à laquelle les librettistes Charles Nuitter(1828-1899) et Etienne Tréfeu (1821-1903) se sont attelés durant l’hiver 1868 : La Princesse de Trébizonde. Mais la presse parisienne se trompe : c’est pourtant sur une ville d’eau plus select et un autre casino, la célèbre Bade, que le choix d’Offenbach se portera.
Pris par le temps, le compositeur recycle d’abord quelques numéros d’un opéra-comique presque achevé quoique jamais représenté : La Baguette. Il charge Nuitterde coucher des vers nouveaux sur son ancien manuscrit. Comme à son habitude, le compositeur avance plus vite que ses auteurs et les somme de le rejoindre dans sa résidence d’Etretat où il compose à son aise. Il écrit à Nuitter : « Mais au nom du ciel, arrivez-moi avec Tréfeu. En deux jours la pièce sera faite et bien faite. S'il ne s'agissait que de Bade, je ne vous tourmenterais pas tant. Mais la pièce doit arriver complètement sur ses pieds à Paris pour être jouée à l'ouverture [des Bouffes-Parisiens] — c'est l'essentiel et, pour cela, nous n'avons pas une minute à perdre. » Ou encore dans une autre lettre : « C'est bien fâcheux que vous ne puissiez vousdécider à venir. Tréfeu seul est complètement inutile, comme vous seul également. Il faut venir ensemble ou pas. »
Effectivement, La Princesse de Trébizonde est un projet entièrement estampillé « Bouffes-Parisiens » puisque, à Bade, c’est la troupe des Bouffes en villégiature qui doit assurer la création prussienne et estivale, avant d’ouvrir la nouvelle saison passage Choiseul, son nid depuis quatorze ans. Comme toujours, Offenbach ne se contente pas de poser sa musique sur les vers de Nuitter. Il se glisse dans la plume des librettistes, conseille, modifie : « Vous voyez ce qu'il y a à faire et surtout à défaire ». A Bade, depuis le début de l’été, les répétitions vont bon train. On se prépare le jour, et le soir on joue pour le public en grande partie aristocratique le répertoire des Bouffes. Surtout des partitions en un acte : La Chanson de Fortunio, Le Mariage aux lanternes, Les Bavards, L'Ile de Tulipatan... Il se murmure au sujet de la nouvelle opérette que « jamais la verve d’Offenbach n’aurait été plus facile ni plus franchement originale ». Jusqu’à la première, la partition évolue et change. Ce qui n’empêche pas le maestro de se ruiner à la roulette, ni de mitonner Les Brigands.
Le 31 juillet 1869 se rideau se lève sur La Princesse de Trébizonde avec Offenbach au pupitre. Blavet écrit pour Le Figaro : « C'était merveille de voir ce petit homme, debout au pupitre, conduire avec ce diable de corps qui, au dire de Voltaire, constitue le génie, ce prodigieux orchestre de Bade, le meilleur qu'il soit donné d'entendre sous le soleil... des casinos ». Parmi le public figure toute une farandole de têtes couronnées. Franchissant le Rhin, le préfet de Strasbourg est venu en voisin. On note aussi la présence de la célèbre courtisane Valtesse de la Bigne qui n’avait, dit-on, rien à refuser au maestro… jusqu’à ce que Madame Offenbach mette un terme à cette relation avec l’aide d’un commissaire de police.
Le succès est immense pour les acteurs, et la musique très applaudie, plusieurs fois bissée. Bien que certains jugent l’action embrouillée, la pièce semble aussi appréciée du public. Ce qui laisse Tréfeu perplexe. Lucide, l’auteur écrit à son collègue Nuitterle lendemain de la première : « Le succès de la pièce a été aussi grand que possible. La pièce, en effet, est amusante et la musique très réussie. Toutefois, je fais une réserve pour la pièce. Il y a beaucoup à refaire. Elle se ressent évidemment de la promptitude avec laquelle elle a été montée ». Quant à la presse, elle ne tarit pas d’éloges. Blavet écrit dans Le Figaro : « Offenbach, lui, n'y a mis que des perles, et s'il a péché quelquefois, cette partition rachète toutes ses défaillances. Il peut se présenter au dernier jugement avec Orphée dans une main et La Princesse de Trébizonde dans l'autre, il est bien sûr d'être nommé maître de chapelle du Bon Dieu ».
Les numéros les plus applaudis sont le grand duo entre Raphael et Zanetta, le chœur des chasseurs et la ronde de la Princesse, thèmes que le compositeur fait entendre au public dès l’ouverture, mais aussi la ronde des pages, et le grand galop du troisième acte. Tous sont unanimes pour saluer l’art d’Offenbach, alchimie qui consiste à mêler tendresse et folie d’une façon qui lui est propre.
Le compositeur ne s’éternise pas à Bade. Les quelques mois qui lui restent avant la réouverture des Bouffes-Parisiens n’ont pas été suffisants pour remanier la pièce comme le souhaitaient les trois auteurs. Si bien que la première parisienne doit être reportée à la fin décembre. Les modifications seront alors nombreuses. Un acte entier est ajouté au début avec pas moins de cinq numéros nouveaux, dont un grand finale. Les numéros qu’Offenbach avait provisoirement empruntés à La Baguette sont écartés, d’autres entièrement revus. Afin de coller à la nouvelle structure, une quinzaine de numéros seront supprimés ou remplacés. Un des plus beaux ensembles sacrifiés ne sera heureusement pas perdu puisque le compositeur saura le réutiliser quelques années plus tard… Tout comme Les Brigands triomphent sur la scène du Théâtre des Variétés où vient d’être fraîchement accueillie (eh oui ! ) La Périchole, La Princesse de Trébizonde remporte le 11 décembre 1869 un triomphe aux Bouffes-Parisiens – où c’est La Diva, un des échecs les plus cuisants du trio Offenbach-Meilhac-Halévy, qu’il faut faire oublier.
Avec ses trois actes, la pièce est déjà copieuse. Mais que ne ferait pas Offenbach pour mettre en valeur les talents de sa chère Valtesse de la Bigne ! Par exemple lui écrire un charmant petit acte en lever de rideau : La Romance de la rose. Infatigable voyageur, le maestro prend seulement quelques jours de repos à Nice avant de repartir pour Vienne afin de surveiller la création en allemand de Die Prinzessin von Trapezunt. Pendant ce temps, la pièce poursuit une jolie carrière à Paris où elle tient l’affiche jusqu’à la fin du mois de mai 1870.
La guerre franco-prussienne freinera une course si brillante. Dès la réouverture des théâtres, la pièce retrouve cependant le public des Bouffes où, rapporte Le Figaro, la première représentation manque de tourner au vinaigre : « Cette pauvre Princesse de Trébizonde l'a échappé belle. Il était fortement question de siffler sa rentrée aux Bouffes. Mais le bon sens a fait litière de cette cabale ridicule. Ce n'est pas précisément à la Princesse qu'en voulaient les cabaleurs, mais à son heureux père, sous prétexte que Jacques Offenbach est prussien ! Tout en félicitant ces messieurs de leur patriotisme courageux, la vérité oblige à rappeler qu'Offenbach est alors français devant la loi et l’Histoire depuis… quinze ans. Nous l'avons reconnu pour nôtre pendant si longtemps qu'il serait puéril — pour ne pas dire mieux — de le répudier aujourd'hui ». La pièce n’en sera pas moins jouée un peu partout en Europe, en Amérique et jusqu’en Australie, avec le même succès. Après la mort d’Offenbach, l’ouvrage ne tombera pas dans l’oubli le plus total comme d’autres merveilles moins chanceuses. Elle sera reprise de temps en temps en provinceavant de connaître les honneurs de l’Office de Radiotélévision Française. Pourtant cette Princesse de Trébizonde mérite sans conteste de tenir une place de choix dans le hit-parade des œuvres d’Offenbach. Elle prend peu de place dans nos concerts mais une place considérable dans les mémoires. Essayez seulement.
[la suite du texte dans la seconde partie]